1895

En cette fin de journée du mois de février la nuit était tombée depuis quelques heures déjà...
Le temps est humide et le moral un peu dans les chaussettes.
Les gens se lassent de cette pluie microscopique qui persiste dans le ciel agenais.
Chacun attend avec impatience de pouvoir se jeter sous sa couette avec une bonne tasse de thé à la main...
Le boulevard de la République est un peu triste ce soir, il est vrai que les passants se font rares à cette heure-ci.
Il reste malgré tout une vitrine encore allumée...
La façade jaune du magasin "Maison du Monde" abrite encore une petite main qui range consciencieusement les derniers papiers sur le comptoir.
Toutes les horloges du magasin sonnent les 20 heures et il est temps pour Madame Josiane de baisser son rideau de fer.
Un dernier regard pour s'assurer que tout est en ordre et la voilà qui prend son sac.
Elle prend son temps Madame Josiane, elle prend son temps car finalement elle n'est pas pressée de partir...
Une à une, elle éteint les lumières dans un calme presque religieux.
Ce magasin c'est un peu comme sa maison à elle vous savez...
Voilà 25 ans qu'elle travaille ici, qu'elle veille sur chaque objet, qu'elle sourit aux clients et qu'elle materne son équipe.
Madame Josiane aime le travail bien fait et parle toujours avec son cœur.
Son cœur qui d'ailleurs est un peu serré ces temps-ci...
En effet, dans quelques heures l'enseigne déménage pour une zone commerciale plus accessible, loin du centre ville.
Dans un bâtiment neuf, loin de celui qu'elle a toujours connu.
Alors d'un regard nostalgique, le souffle un peu coupé et la joue humide, elle balaye les rayons et surtout l'emblématique escalier en chêne qu'elle a arpenté depuis tant d'années...
Madame Josiane éteint donc, elle éteint les interrupteurs un peu comme on referme un livre pour lequel on s'est épris le cœur.
Tout est silencieux désormais, seul le bruit de ses pas résonne encore.
Elle insère sa clé dans la serrure et attend que le rideau de fer soit complètement descendu.
Le bruit métallique cache le vacarme de son nez qui s'enfouit dans son mouchoir de papier.
Elle a du chagrin Madame Josiane, vous savez...
Pour se consoler elle pense aux aventures de demain, à cette nouvelle vie qui va commencer.
Et puis sa journée ainsi terminée elle remonte le boulevard, rafraîchie par la petite pluie et le vent léger de ce fameux mois de février...

_"C'est bon les enfants! Josiane est partie vous pouvez vous réveillez!"
Et dans un brouhaha total les objets silencieux reprirent vie sous la consigne bienveillante de Dame Elise*, la coupole enchantée.
Dame Coupole de son petit nom est ici depuis la fabrication du bâtiment, en 1895.
De même pour l'escalier de chêne et Monsieur Emilien* le vieux comptoir de bois.
Comme une mère, elle veille chaque nuit sur les objets.
C'est elle la gardienne des lieux, elle les réveille le soir venu et prévient le matin lorsqu'il est temps pour tout le monde de reprendre sa place.
Dame Elise avait pourtant failli disparaître lors de la seconde guerre...
Un incendie durant l'occupation avait eu raison de presque tous ces vitraux, mais elle est toujours là, à veiller sur "ses petits".

La nuit le magasin se réveille et chacun raconte sa journée.
Evidemment les conversations sont toutes tournées sur le déménagement qui approche...
A l'étage cinq pingouins de bois discutent vigoureusement sur un sujet tout tracé.
Les quatre premiers étant résignés à plier bagages et le dernier tentant de protester:
_"Je vous dit que je ne changerai pas de rayons ! N'insistez pas ! Je n'irai pas dans ce satané carton un point c'est tout!"
_"Allez Auguste, arrête de faire l'enfant! lui répondit un cerf de céramique, agacé par le vacarme. Tu déménageras comme tout le monde et puis voilà!"
Le pingouin révolutionnaire, visiblement vexé, tourna le dos et s'en alla bouder derrière une boîte à bijoux quelque peu gênée...

Pendant ce temps-là, deux coussins de fourrure rose bonbon écoutaient avec la plus grande attention une chaise de salon leur raconter les derniers potins qu'elle avait entendus plus tôt dans la journée...
_"Paraît-il que là-bas il y a beaucoup de place, avec plein de lumières et tout et tout!!! Et puis des tas de miroirs aussi!"
_"C'est pas vraiiiiiiiiii?" lui répondirent à l'unisson les deux spectatrices.
_"Mais siiiiii j'vous jure! Des immenses canapés bien costauds et des comptoirs supers modernes et tout!".
Dans le rayon du dessus, un cadre de bois pris de colère leur lança sur un ton virulent:
_"Et Oh les dindes! Vous n'avez pas honte non? Vous réjouir comme ça aux yeux de tous?! Devant Dame Coupole en plus! Ca vous écorche pas trop le tissu ça va??"
Les trois demoiselles se retournèrent d'un seul et même geste, se préparant à répondre d'un ton sifflant! Mais une voix les coupa dans leur lancée:
_"Hop! Hop! Hop! Pas de bagarres ce soir hein!" la voix grave et apaisante du vieil escalier avait parlé.
Tout ce petit monde repris un ton plus courtois et des regards moins révolver...
Chacun savait que cette nuit aurait le parfum des adieux et par conséquent personne n'avait le courage de se disputer.
Il fut un temps où un grand bouddha trônait au milieu du vieil escalier, tous les objets savaient que ce Grand Bouddha n'aimait pas les conflits et que chacun était tenu de se respecter en sa présence.
Personne ne contestait ses décisions et tous lui enviaient sa grande sagesse.
Un jour le Grand Bouddha partit pour d'autres lieux et le vieil escalier reprit la lourde tâche de faire régner l'ordre et le respect.

Chaque nuit les objets se déplacent, retrouvent leurs amis et font même la fête ensemble.
Tout le monde sait bien que le rayon vaisselle est le meilleur endroit pour s'amuser!
Le maître de cérémonie est connu de tous, un petit plateau à apéritif en céramique.
Vif comme l'éclair et gai comme un pinson!
Avec ses motifs noirs et blancs, nul ne sait autant faire la fête que lui dans le magasin.
Et ce soir plus que tous les autres soirs, il est bien décidé à faire rire les copains!
Les journées sont si tristes avec les vendeuses qui pleurent en cachette, les clients qui viennent dirent au revoir et cette satanée pluie qui n'arrange rien!
Alors ce soir Patrick le perroquet turquoise, pousse la chansonnette perché sur son socle noir!
Les verres de Crystal trinquent à l'unisson et les couverts dansent sur les tables!
Les lanternes et les lustres scintillent de mille feux et les carafes rient aux éclats.
Mais il y a un habitant du magasin qui n'a vraiment pas le cœur à la fête...
Inconsolable, le vieux comptoir de bois a le moral à zéro.

_"Allez Emilien, lui conseille Sophia la lanterne orientale venue le soutenir un peu, ne t'inquiète pas elle t'oubliera pas Josiane... Allons! Reprends toi un peu!".
Mais rien n'y fait, Monsieur Emilien secrètement amoureux de Madame Josiane depuis le premier jour ne veut plus dire un mot.
Il reste là, à attendre le dernier moment où sa Josiane frôlera une dernière fois son comptoir, la mort dans l'âme et le cœur brisé...
Il se souvient du jour où un miroir suicidaire avait plongé dans le vieil escalier, ses milles morceaux volants dans les airs qui avaient failli blesser sa belle!
Mais Madame Josiane s'était réfugiée contre lui, derrière ses fortes planches de chêne et laissant ce pauvre Emilien le cœur battant d'amour pour elle.

Secrètement chacun sait que le vieux comptoir ne pourra pas déménager, de même pour Dame Coupole ainsi que le vieil escalier.
Tous orphelins de leurs trois grands amis qui ont fait l'histoire du magasin.
Depuis 1895 ils ont vu défiler le temps, les gens et les souvenirs.

Cargo, le grand miroir de l'entrée se souvient du jour où ils avaient fait fuir des cambrioleurs, ce fut vraiment comique cette nuit-là.
Les deux voleurs ne s'attendaient pas à se faire recevoir par une horde d'objets enchantés!
Dame Coupole avait mimé de fabuleux cris de fantômes et même les bougies, pourtant si gracieuses d'ordinaire, avaient mis leur petit grain de sel!
Les cambrioleurs avaient pris la fuite en quelques minutes laissant place à un fou rire général.
Ces vingt-cinq années furent pour tout le monde teintées de merveilleuses aventures, avec chaque semaine de nouveaux arrivants.
Mamie Coppa, de son vrai nom de référence "Coppacabana", est un fauteuil en osier du premier étage.
Elle se rappelle bien de ces moments de livraison qu'elle attendait avec impatience!
Son esprit chaleureux et maternant les accueillait avec pour chacun d'eux un mot gentil ou une petite attention.
Chacun sait que Mamie Coppa répare les chagrins et les yeux mouillés.
Mais malgré tout l'amour qu'elle peut donner, cette fois-ci elle ne pourra pas réconforter tout le monde hélas...
Bientôt ce sera le grand départ, l'heure des adieux et le temps des nouvelles aventures.
Les cartons sont presque prêts mais si cette nuit nous devions ne retenir qu'une seule chose, ce serait la magie de cet endroit.
L'âme de Dame Coupole, le cœur d'Emilien le vieux comptoir amoureux, le charme du vieil escalier et le sourire des femmes et des hommes qui ont rendu possible tout cela...

Alors avant que Dame Coupole ne sonne la fin de l'enchantement, tous remercieront ces employés qui ont fait briller les lampes de chevet, ceux qui ont pris soin des assiettes et des verres, qui ont rangé les étagères indisciplinées avec bienveillance.
Ceux qui comme Madame Josiane, ont pris soin de cette maison comme de leur propre demeure, et qui aujourd'hui auront des larmes plein les joues et de la nostalgie plein les cœurs...

Et c'est ainsi qu'au bout d'une nuit de fête, de chansons et de rires de carafes, Dame Elise sonna le début du jour et avec une émotion certaine, lança une dernière fois:
_"Mes petits, vous savez combien je vous aime, que vous serez toujours dans mon cœur. Alors soyez gentils, retournez sagement à vos places mes enfants, soyez de bons petits et surtout ne pleurez pas... Les camions sont là, les camions sont là."

Alors Messieurs Dames la prochaine fois que vous traverserez les rayons de Maison Du Monde, rappelez-vous que chaque objet endormis avait chanté, dansé et pleuré cette nuit-là.
Et lorsque vous verrez les douces vendeuses et la dévouée Josiane, sachez qu'au 36 boulevard de la République lorsque les 20 heures sonnent, un vieil escalier continue de raconter en secret leurs plus beaux souvenirs à une belle coupole enchantée et à un vieux comptoir amoureux...


*Les prénoms Elise et Emilien ont été choisis en hommage à Elise et Emilien Billières, créateurs du bâtiment en 1895 et qui ont laissé ce fabuleux trésor à leurs enfants et petits-enfants.




Dame Coupole 


Commentaires

  1. C'est fou les émotions que vous faites passer ! J'ai commencé en ressentant la nostalgie de Josiane, puis j'ai bien souri lorsque les objets ont pris vie (comme dans la belle et la bête) puis je me suis prise dans leur histoire et mes yeux se sont mis à briller lorsque "les camions sont arrivés"...

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